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PAN! Thé mort.
2 septembre 2010

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Molochaï Bang

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Chapitre I.

   Je ne sais pas si les gens qui naissent le jour d'Halloween ont réellement quelque chose de particulier, je pense que c'est surtout une légende. Pourtant l'enfant aux cheveux noirs portant le nom de Molochaï Bang était bel et bien né dans la nuit qui sépare le 30 du 31 lors d'un mois d'Octobre particulièrement froid. C'était il y a dix ans.

La mère de Molochaï n'avait pas besoin quant à elle d'être né en Octobre pour être quelqu'un de bizarre. Elle ne lisait que des livres étranges sur la sorcellerie, les vampires ou les morts vivants. Elle était constamment en train de lire, du matin au soir elle cachait son visage derrière un livre qui changeait de couverture au fil des heures et des journées. Elle lisait le matin devant son bol de café au lait. Elle lisait en prenant son bain. Elle lisait en marchant dans les rues et ne se cognait jamais aux poteaux. Elle lisait au travail et s'était retrouvé au chômage. Elle devait sans doute être aussi en train de lire lorsque le père de Molochaï était parti, car elle ne semblait absolument pas se souvenir depuis quand il avait disparu. Lorsque Molochaï lui parlait, de toutes façons, sa mère ne pouvait pas répondre. Elle lisait.

Le jour de ses dix ans Molochaï n'avait lu que très peu de livres, on l'avait qualifié d'hyper-actif depuis bien longtemps et il était rare qu'il sache se concentrer pendant plusieurs minutes sur une seule et même activité. Ses bras cherchaient sans arrêt un mouvement à faire, ses jambes et ses genoux demandaient toujours à courir sans but en riant tout seul dans les chemins de forêt qui entouraient le jardin, il voulait toujours parler, sans arrêt sauter de chaise en table et d'armoire en lavabo. Sa mère, imperturbable, ne se laissait jamais distraire. Elle restait plongé dans son livre, les yeux graves et concentrés, sur un fauteuil de velours rouge au milieu du salon. Même lorsque Molochaï avait cassé l'immense miroir situé face à la porte d'entrée elle n'avait pas perdu la page, ni la ligne du livre de Poppi Z. Brite qu'elle dévorait depuis la veille. Etrangement c'est dans la solitude, le silence et la présence fantomatique de sa mère que Molochaï grandit heureux jusqu'à ses dix ans.

Ce jour là Molochaï avait décidé de partir. Il avait réfléchi aussi longuement qu'il le pouvait et il était obligé de constater qu'il commençait à s'ennuyer sévèrement. Il avait parcouru la forêt de long en large, il avait torturé chaque insecte, fait fuir chacun des oiseaux, il avait cassé dix vases dans la maison, avait grimpé sur son toit en ardoise, avait inventé des passages secrets entre ses murs, avait dessiné dessus, avait fait déborder cent fois la baignoire, avait fait des chateaux avec les livres de sa mère, des cabanes, des navires, toujours en prenant soin d'en abîmer aucun. Molochaï avait exploité toutes les aventures et tous les secrets de sa  forêt natale quand il décida de partir. C'était le soir du 30 Octobre. Quand l'aiguille restante de l'horloge du salon pointa le numéro douze la mère de Molochaï leva les yeux de son livre, sans se déplacer, sans le lâcher des mains elle jeta un regard circulaire dans la pièce. Son fils était assis sur le sommet d'une armoire, elle du plisser des paupières pour comprendre ce qu'il trafiquait. La tête ronde et les cheveux noirs de Molochaï étaient baissés vers les livres au dessous de lui, ses minuscules doigts remuaient dans le vide comme s'ils magnaient des marionnettes. Au moment ou les yeux de sa mère se posèrent sur l'amoire elle vit que du fil transparent reliait chacun des doigts de Molochaï à un des livres de l'étagère du haut, et au moment ou elle comprit ce qu'elle allait voir les cinq plus petits livre volaient sous ses yeux, flottant avec légèreté dans les airs au grès des gestes du fiston. Un véritable spectacle silencieux de livres volants. Molochaï leva sa tête de môme d'halloween, prit le temps de regarder bien les yeux de sa mère qui débordaient d'amour, de folie, de tendresse bien ronde. Elle souriait, comme chaque année, son ventre lui avait murmuré que son fils existait alors elle se levait pour lui sourire. Ensuite elle retournait dans le fauteuil et elle lisait. Quand elle acheva le quatrième chapitre d'un Ray Bradbury Molochaï sortit de sa poche un ciseau à bouts ronds : Il coupa les ficelles, il y eut du bruit, puis du silence, sa mère lisait toujours. I prit le sac à dos qu'il avait préparé la veille et sortit de la maison. Quand il senti le vent lui exciter les narines et les jambes il se mit à courir. Pendant que les petits enfants dormaient en rêvant de citrouilles découpées Molochaï se dirigeait pour la première fois vers la ville, quittant définitivement sa mère et son foyer.

Chapitre II.

Je ne sais pas si un enfant normal peut échapper longtemps aux monstres de la rue Jene sais pas si un enfant normal peut marcher de ville en ville de la sorte pendant quatre années entières sans jamais se faire coinçer par les services sociaux, enfin je ne sais pas comment un enfant normal peut survivre ainsi par ses propres moyens dans la solitude la plus totale, mais surtout, je ne sais pas si Molochaï Bang était un enfant normal.

Lorsqu'il arriva dans les rues étroites et poisseuses de Paris Molochaï avait quatorze ans. Il avait sillonné l'hexagone durant quatre longues années avec une curiosité inébranlable, il était sans aucun doute le plus jeune mendiant de tout le continent et son surplus d'énergie s'était canalisé avec le temps vers des astuces toujours plus rusées pour arnaquer, jongler, manger, survivre. Le monde entier était sa fête foraine et Molochaï Bang n'avait besoin de personne pour s'y amuser.

*

Paris était une pâtisserie. Ses rues regorgeaient de plaisirs et de rencontres extraordinaires, Molochaï compris très vite que si sa mère avait pris le temps d'observer le monde elle aurait trouvé bien pâles les personnages de ses bouquins. A Paris il y avait des vampires aux cheveux colorés, des vieilles sorcières dans chaque supermarché, des morts-vivants qui mendiaient sous chaque pont, de la magie sur les trottoirs et du danger derrière chaque porte.

Comme il se débrouillait bien dans l'art de la jonglerie et qu'il avait de beaux yeux noirs Molochaï remplissait facilement son chapeau lorsqu'il se donnait en spectacle. A Stalingrad, non loin de la station de métro, il avait élu domicile sur un trottoir puant, jonché de chiures et de soleil l'après midi, juste en face d'une cabine téléphonique que personne n'utilisait jamais. Je pense que c'est en arrivant ici qu'il a commencé à écrire son journal.

Chapitre III.

Cher journal,

J'aime bien la station Stalingrad. Les gens qui s'y promènent sont de toutes les couleurs. J'ai mis au point un numéro de marionettes qui rappelle un peu la scène des livres volants que j'ai fais pour ma mère.. J'ai fabriqué moi-même les marionnettes avec des pages de livre et du papier maché, c'est un spectacle qui va bien marcher, les gens vont adorer, j'aurai de l'argent pour manger et pour m'acheter des trucs. Je me suis vu dans un miroir aujourd'hui et je crois que j'ai beaucoup grandis, je me suis donné trois ans de plus en voyant mon reflet. Çà me soulage beaucoup.

*

Il s'est mis à pleuvoir à Stalingrand deux jours aprés que Molochaï s'y soit installé. En face de la cabine téléphonique, de l'autre côté du trottoir, il est assis sous le pont eu creux des ombres et du bitume, emmitouflé dans une couverture il croque dans son sandwich en lisant une bande dessinée. Les éclats de rire du môme grandissant couvrent parfois le bruit des gouttes, la rue est deserte. Au loin des gens ouvrent leurs parapluies en sortant de la station de métro,  Molochaï les voit trottiner sous la flotte pour aller d'un endroit à l'autre. Comme s'il pleuvait de l'acide ou du feu. Le môme pousse un soupir et referme la bande-dessinée. Il promène distraitement son regard autours de lui et, comment est-ce possible? Molochaï n'avait jusque là jamais douté de sa santé mentale, pourtant il est certain qu'il y avait là une cabine téléphonique et qu'à présent elle n'y est plus.

*

Cher Journal,

Je suis à Stalingrad depuis cinq jours, je profite des dernières chaleurs de septembre mais je dors mal depuis quelques temps, je rêve de maman et me réveille comme si on m'étranglait. Le jour tout se passe bien, je parle beaucoup avec des gens qui ont du temps à perdre, je crois que j'aime beaucoup les gens avec leurs histoires plates et mornes, leur quotidien sans surprise me fascine. Comment font-ils pour rester ainsi à leur place pendant de longues années? Je serais mort d'ennui depuis longtemps, et quelque part je les admire. Cher journal, aujourd'hui pour la première fois j'ai pensé qu'en vivant comme je le fais, au lieu de vivre comme les autres, je deviendrais peut-être fou, car aujourd'hui j'ai vu un objet disparaitre.

*

De toutes façons les cabines téléphoniques sont de biens drôles d'objets. On dirait qu'elles n'existent que lorsque l'on a besoin d'elles, le reste du temps on leur passe à côté sans les voir, qu'est-ce que c'est que ce phénomène? Il est d'ailleurs étrange qu'à l'heure du téléphone portable et de la communication facile une telle antiquité puisse encore hanter nos rues, nos avenues tendues vers l'avenir, artères de bitume avides de progrès gris métallisé, de sonneries polyphoniques et d'ustensiles polyvalents, n'y a-t-il pas rien de plus anachronique qu'une cabine téléphonique à Paris ? Telles furent les pensées distraites de Molochaï Bang qui ne cessait de fixer le trottoir de la disparition alors que la pluie se faisait enfin plus timide, le ciel moins sombre, les gens un peu moins ridicules.

Ses mains exigèrent une occupation. Elles attrapèrent la précieuse valise rouge, ouvrirent le loquet de cuivre, enfilèrent autours de chaque doigt les ficelles invisibles des marionettes nouvelles. Molochaï finit par abandonner le souvenir de cette disparition absurde afin de se concentrer sur son spectacle, jetant tout de même, parfois, un regard soupçonneux sur le trottoir d'en face.

On était samedi. Les minutes se changèrent en heures et la foule envahit les rues de ses discours débiles, conversations typiques de ceux qui vont faire du shopping et que Molochaï ne connait que trop bien, si bien que, pourtant loin de l'agoraphobie, le voilà qui se surprend à exiger du silence.

Du silence pour se concentrer. Pour être un peu tout seul, vous comprenez? Du silence comme celui des arbres, celui d'un ventre rond ou d'une chambre d'enfant, c'est évident.

Comment faisait-elle pour ne jamais entendre aucun des bruits du monde? Molochaï tenta de se souvenir. Elle semblait si happée par les pages de son livre que les mots devaient lui boucher les oreilles, comme si au lieu de lire elle écoutait un son, comme si elle utilisait ses pupilles pour entendre et ses oreilles pour voir, il y avait quelque chose de l'ordre de l'inversion dans le personnage de sa mère, mais comment faisait-elle? Il aurait tout donné, à cet instant, pour trouver le silence dont elle était la Reine. Si elle pouvait être ici, à Stalingrad, elle trouverait le moyen de lire la Bible dans le creux de cet Enfer, elle pourrait lui apprendre à faire taire le décor et les gens, surtout les gens, comment peuvent-ils se croire si importants? Pourquoi parlent-ils aussi forts? Il est bientôt quinze heures et Molochaï voudrait que la parole ne soient donné qu'aux marionettes. Il tente de chercher en lui ce silence, essaye de trouver sous ses yeux fermés le visage de sa mère, l'odeur de la forêt, mais très vite ses jambes l'appellent à marcher, son esprit s'éclate sur l'image d'une foret qui finalement devient un trottoir, puis une cabine, puis une fille, puis un garçon déguisé en chevalier, il a des fourmis dans les bras, tout son corps l'appelle à marcher. Molochaï Bang se lève, pousse un soupir haineux en direction des gens et de leur course absurde. A présent c'est une certitude : Molochaï Bang n'est pas un cérébral. Et derrière lui, sur le trottoir jonché de passants trop pressés, la cabine téléphonique disparue a repris sa place.

*

Partie III.

  Si Livre se fichait autant du regard des autres c'est parce qu'il savait que ce dernier ne se poserait plus jamais sur lui. Franchement, il était bien plus tranquille comme ça. Ainsi il arborait fièrement un masque de plongée turquoise, une trop grande veste de l'armée allemande et une boussole brisée autour du cou lorsqu'il pénétra dans l'ambiance épaisse et moite du Bistrot des amis, Stalingrad, Paris. D'un regard amusé il balaya la salle et trouva rapidement le garçon qu'il cherchait. Comme prévu personne ne se retourna, la porte ne cria pas son « ding » habituel lorsqu'il la poussa, le velours rouge de la banquette usée ne s'affaissa même pas sous son poids lorsque Livre pris place en face d'un Molochaï occupé à écrire des lignes frénétiques dans un petit journal.

« - Alors c'est quoi ton nom? » Molochaï n'avait vu personne arriver, il sursauta une fois en entendant qu'on lui parlait, puis une deuxième fois quand il vit le visage de son interlocuteur. Livre lui ressemblait grandement.

- Mon nom c'est Molochaï. Et toi c'est quoi ton nom?

  • Mon nom à moi c'est Livre.

  • Ca n'est pas un nom ça ! C'est un objet.

  • C'est bien ce que je dis. Et d'ailleurs, c'est aussi bien ce que je suis.

  • Les objets ne bougent pas.

  • Si je balance ton verre d'eau sur le sol, je te jure qu'il va se mouvoir.

  • En fait c'est du sirop de citron.

  • Je me fiche de savoir ce que tu aimes boire. Je suis ici pour te dire que tu vas devoir déménager, tu n'as pas choisi l'endroit idéal pour placer ton campement. A vrai dire, tu as jusqu'à ce soir pour disparaitre.

  • Disparaitre? Molochaï éclata d'un petit rire nerveux à cause du terme, sans trop savoir pourquoi. Pourquoi est-ce que je ferais ça?

  • Parce que... Parce que tu nous déranges. Ma soeur et moi on a besoin de cet endroit, et puis on était là bien avant toi. Je te dis que tu nous déranges.

  • Ah oui? Mais je n'ai vu personne en arrivant.

  • Car personne ne nous voit. Jusque là rien d'inquiétant. C'est dans l'ordre des choses.

  • Je... » Molochaï s'interrompit. La conversation virait à l'absurde, et il n'était pas du genre à obéir aux ordres. Il regarda ce dénommé Livre dans le blanc puis dans le noir de ses yeux, il n'arriva pas à lui donner plus de quinze ans. Quand il estima que son regard en avait dit assez long sur ô combien il ne comptait pas déplacer son campement il but d'une traite le sirop opaque dans son verre, posa quelques pièces jaunes sur la table et prit congé de cet étrange garçon. De cette étrange journée.

*

Au coucher du soleil Molochaï Bang tient enfin un scénario correct pour son spectacle. Il range les marionnettes dans la valise rouge, demain il fera un premier spectacle au milieu de la foule, sur le trottoir d'en face.

La fille doit avoir un ou deux ans de plus que lui. Ses cheveux sont coupés « au carré », mais trop sauvages pour un nom si géométrique. Ses habits sont ceux d'un garçon plus grand qu'elle, on voit que son corps flotte largement à l'intérieur. Elle n'est pas vraiment belle, un peu jolie quand même. « Salut Molochaï », qu'elle lui dit. Elle machonne un chewing-gum, on dirait qu'elle s'en fiche de tout, même de ce qu'elle prononce, un ennui mortel se lit sur son visage poupin, un ennui si grave qu'il la rend charmante. Et Molochaï, en l'entendant prononcer son prénom, se sent devenir marionette. Et comme il ne reconnait pas cette sensation, le garçon d'halloween reste bouché bée en silence.

-Il faut excuser mon frère Livre, il manque profondément de tact. Il est du genre trop radical avec les choses, tu vois? C'est une sorte de dictateur qui ferait pas de mal à une souris, puis c'est vrai que quand quelque chose l'empêche d'avancer, il casse tout pour avancer quand même. C'est un truc de garçon ça, tu crois pas? Moi je pense qu'il y a toujours mille solutions à un problème, d'ailleurs ça serait pas drôle de vivre autrement. Heureusement que je suis là pour lui des fois, je suis un peu le cerveau de la bande, un petit cerveau je te l'accorde, mais je suis genre la voix de la raison tu vois, genre Jimini Cricket, enfin quelque chose comme ça. Et quand il est rentré du bistrot tout à l'heure, je lui ai dis « Livre, c'est quand même pas des manières de causer aux gens comme ça ! », je lui ai dis qu'il se prenait un peu trop pour un président, et que t'avais rien fais de mal après tout ! Il m'a dit « Si t'as une autre solution t'as qu'à aller le voir », et comme j'ai tout un tas de solutions je suis venue. Ah au fait je m'appelle Cabine. Enchantée !

  • Cabine? Tu t'appelles... Cabine?

  • Exactement ! Avoues que tu commence à piger...

    En fait, Molochaï ne pigeait rien du tout. Il la regardait déborder d'energie, gesticuler dans tous les sens pour dire un tas de trucs absurdes, il la regardait porter un prénom ridicule, il comptait vaguement ses taches de rousseur, et alors bizarrement il eut l'impression, dans tout ce brouahaha de monologue, il eut l'impression de trouver le silence reposant qu'il avait cherché toute l'après-midi. »

Cabine resta sous le pont jusqu'à une heure très tardive, elle joua longuement avec les marionettes et posa un tas de questions auxquelles Molochaï n'avait pas du répondre depuis très longtemps.

« -Tu veux dire que t'as une maman quelque part et que tu l'as laissé tombé depuis quatre ans? Faut être taré.

-Non, faut juste s'être ennuyé trop longtemps. Ca t'arrives jamais à toi de t'ennuyer?

  • Moi? Je m'ennuie sans arrêt.

  • Franchement on dirait pas.

  • Si tout m'ennuyait pas, je serais pas obligé de combler les creux avec tous ces mots. Mais moi c'est différent...

  • Pourquoi ça serait différent?

  • Hé, oh, à la base je suis venue pour regler un problème.

  • Quel problème?

  • Voyons ! Ta présence ici ! Livre a raison sur un point : tu ne peux pas continuer à camper ici.

  • Et tu prétends avoir plus de tact que lui?

  • J'ai un million de tact ! Moi je ne te demande pas de partir, j'ai une bien meilleure idée. Moi, je veux te proposer de rester avec nous. Est-ce que tu comprends les choses que je ne te dis pas ?

Molochaï jeta un oeil à la cabine téléphonique derrière lui : Disparue, bien evidemment.

*

La solution à ce soi-disant problème consistait en un choix ultime. Cabine et Livre habitaient tout les deux dans un appartement à vendre juste au dessus du Bistrot des amis, et si le pont de Stalingrad leur appartenait, c'est parce que c'est ici qu'ils exerçaient ce que Cabine appelait leur « vocation ».

« - Un jour, tu te réveilles, t'as six ans, et tu t'aperçois que tes parents ne te voient plus. Tu les appelles mais ils n'entendent rien. Tu vas chercher ton frère dans sa chambre et tu ne le trouves pas. Il n'y rien dans son lit, à part un livre ouvert posé là négligemment. Et tu te met à déborder d'amour pour ce livre, tout ton corps se tend vers lui comme les fleurs vers la lumière, alors tu le prends avec toi. Tu vois tes parents s'inquiéter de ta disparition, tu vois ta mère pleurer de douleur et ton père qui appelle les flics pour qu'on te trouve alors que tu es là, juste sous leurs yeux. Tu mets quelques jours à comprendre que tu es devenue invisible aux yeux du monde entier. Quand tu te décides enfin à prendre tes affaires et à te faire la malle, tu emmènes ce livre avec toi sans trop savoir pourquoi, et quelques kilomètres plus loin ce livre se transforme en ton frère. Alors c'est le plus beau jour de ta vie parce que tu n'es plus seule, il est là, invisible, tout comme toi. Et puis au bout de quelques kilomètres, c'est à toi de te transformer...

Cabine montre du regard le trottoir d'en face, il est desert. Molochaï regarde tour à tour le trottoir, les grands yeux verts, le trottoir, des yeux comme des bouteilles vides, des yeux sur répondeur.

-C'est un syndrome, plus qu'une maladie. Nous avons appelé ça. Le syndrôme de l'objet. Ca ne dure que quelques heures, le reste du temps nous sommes des enfants normaux, à deux détails près.

  • Lesquels?

  • Nous sommes invisible aux yeux des adultes, et nous ne grandiront plus aprés dix-sept ans.

  • Mais tu dois être... Tu dois être seule au monde !

  • Et c'est toi qui dit ça? T'es marrant tiens. Non, honnêtement, c'est vrai qu'au début c'était difficile, mais... » Elle sembla chercher ses mots dans ses cheveux avec ses doigts.

  • Mais quoi?

  • On sous-estime les objets. Quand j'étais juste humaine, je n'étais qu'une sale gosse et je ne servait à rien. La plupart des gens ne servent à rien. Alors que les objets... Les objets changent le monde.

  • Franchement Cabine, je t'aime bien et tout, mais des fois j'arrive vraiment pas à te suivre.

  • Oh, c'est pas très grave. Ce qu'il te faudrait, c'est une démonstration, Livre et moi on est très doués pour changer le monde, tu sais ça? En plus, Livre est tellement doué que maintenant il peut choisir en quel livre il se transforme. On pourra te montrer demain matin si tu veux, mais demain soir il faudra que tu te décides : Sois tu te laisses atteindre par le syndrome, soit je te demanderai de bien vouloir t'en aller d'ici et d'oublier tout ça.

  • Tu veux dire que je pourrais plus jamais te revoir?

  • Ah ben ça c'est clair. Plus jamais. Les Objets ont leurs règles, leur dimension, et rien qu'en étant ici avec toi, je me sens hors la loi. Tu comprends ? Je vais rentrer maintenant. Sois présent demain, à midi, tiens toi juste à côté de la cabine téléphonique lorsque tu la verras apparaître, et surtout : Observe le spectacle, écoute les personnages, pour une fois, cesse d'être le marionnettiste, et régale toi voyons !

    Elle avait disparue sur son dernier mot.

*

Molochaï Bang n'eut aucune envie de dormir après son départ.

La valise rouge le regardait d'un oeil étrange, son loquet de cuivre terni par le temps scintillait vaguement de l'éclat de l'ennui, un éclat qui rappelait les yeux de Cabine. Depuis quand n'avait-il pas aimé quelqu'un? Il lui sembla tout à coup n'avoir aimé que lui durant ses quatorze ans. Sur le sol, sa couverture orange prenait toute la grâce du silence et Molochaï eut envie de pleurer lorsqu'il songea au bruit insupportable qu'avait fait ce rassemblement d'humains dans la journée. Etait-il en train de grandir à ce point qu'il n'aimait plus sa propre race? Le mois d'Octobre approchait et tirait derrière lui son quinzième anniversaire alors que le môme d'halloween se mit à songer qu'il se trompait sur toute la ligne et depuis le début. Il chercha ses trois marionettes dans la valise, en choisis une qu'il serra très fort contre lui, puis à voix haute il dit « Bordel, en voilà une putain de valeur sure. » Il passa le reste de la nuit à griffoner des pages dans son journal.

A midi le soleil d'automne enivrait Stalingrad. Molochaï attendait, adossé contre la cabine, que quelque chose se passe. Quand il comprit à quel point il était proche d'elle, il se redressa pour ne plus la toucher. Il était épuisé et n'était plus très sur de ce qu'il avait entendu, n'était-il pas victime d'une vaste plaisanterie? Il effleura du bout des doigts le verre poisseux de la cabine, il pensa épaule, il pensa nuque, jambes, nombril. Un type le sortit de ses niaiseries en poussant la porte de la cabine et Molochaï aperçu qu'un livre était posé sur le combiné. Il ne l'avait pas vu avant. L'air de rien, il s'éloigna de trois pas seulement et tendit bien l'oreille.

Le type inserra quatre pièces dans la machine, puis tomba sur le livre en question et le prit pour l'ouvrir. De là ou Molochaï était placé il ne pouvait rien lire ni de son titre ni de son contenu, mais le type jeta un coup d'oeil mal habile autour de lui avant d'oser entamer sa lecture. Quand il tourna vers lui son visage, Molochaï eut du mal à rester impassible, le type avait la moitié  de la gueule complètement détruite. Ca ressemblait à une très grave brulure, quelque chose d'assez récent et de répugnant à regarder. Il n'observa que brièvement les alentour, avait l'air de porter sur sa gueule toute la tristesse du monde et un parfum de honte émanait de lui jusqu'aux entrailles de Molochaï. Subitement passionné par ce livre il raccrocha le combiné bleu, les pièces tombèrent un peu plus bas et le type resta un long moment dans la cabine à parcourir les pages. Finalement il releva la tête, ouvrit la porte, regarda autour de lui à nouveau, puis retourna dans la cabine et remit les pièces pour la deuxième fois. Cette fois il composa un numéro. Molochaï se rapprocha pour entendre.

- Ouais, Nina? C'est moi. Je...

- ...

  • Attends s'il te plait, laisse moi parler, ouais je sais que je suis un con, mais... Bon, j'étais parti pour simplement te dire que j'allais bien, que tu ne devait pas t'inquiéter. J'appelais pour... Te dire au revoir convenablement. Je sais que j'aurai pas du partir comme ç...

  • ...

  • Oui, un connard. J'aurai jamais du disparaître sans prévenir, je sais, mais bon sang... Ou je suis? Je suis à Paris, le train m'a déposé là ce matin à six heures. Nina ! Sérieusement, il était clair pour moi que t'avais pas à supporter cette gueule tous les matins en te réveillant. Je me suis dis que..

  • ...

  • Quoi? Non, bien sur, écoute c'est un peu étrange... Je t'appelle d'une cabine et je n'ai pas beaucoup de temps, je viens de tomber sur un livre... Oui un livre, mais laisse moi parler bon sang, on dirait un truc du destin ou une connerie du genre, enfin ça parle de... Tu sais, le genre de laïus sur l'apparence et le regard d'autrui, et... Revenir immédiatement? Putain mais je... Ca serait vachement égoïste. Ton beau-père? Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans? Ouais c'est clair qu'il est moche, vraiment moche même. Qu'est-ce que...? Je t'aime Nina. Je t'aime. Le prochain train? Je... Je te préviens que je suis ignoble... Un sac en plastique? Oui on pourrait faire ça.. Ahah ! Oh arrête tes conneries, Nina je.. .

  • ....

  • Et merde !

Il raccrocha le combiné. Prit le livre à nouveau dans ses mains, en huma le parfum, puis le reposa là ou il l'avait trouvé. Il enleva sa capuche, redressa difficilement le port de sa tête, poussa les portes de la cabine comme s'il s'agissait des portes du pénitencier,  marcha en direction de la gare avec un sourire discret et atroce sur les lèvres. Ainsi, ça devait être ça que Cabine appelait « Changer le monde ».

*

Dernier Chapitre.

Nous sommes aujourd'hui le 30 Octobre. Je me rendis très vite compte que Molochaï n'avait pas besoin de démonstration pour faire son choix : Plus que tout, et en une nuit, il avait voulu ardemment être atteint lui aussi par le syndrome de l'Objet. Nous lui proposions une transformation rapide et efficace, il avait même droit au luxe de choisir l'objet qu'il incarnerait. Livre avait lu beaucoup de choses à ce sujet, il affirmait que si le garçon avait moins de dix-sept ans nous pouvions lui offrir la chance d'être l'un des notres. Mais si Molochaï voulait réellement devenir une chose, un invisible au royaume des visions, je compris bien plus tard que c'était simplement pour être avec moi. Qu'il en avait rien à fiche de changer le monde, et qu'il l'avait toujours trouvé très bien comme ça.

Beaucoup d'entre nous cherchent un sens à leur existence hasardeuse, j'ai trouvé le mien en devenant une cabine téléphonique. Je ne sais pas si un enfant normal aurait fait le même choix que Molochaï Bang, et aujourd'hui je sais que Molochaï Bang n'était pas un enfant normal. Jamais il n'eut rien à prouver, à peine eut-il été en âge de marcher que déjà, l'enfant pâle parcourait le monde. Allez savoir comment j'ai pu avoir la prétention de nous comparer à lui, le garçon ni objet ni humain. C'était la première nuit d'octobre, il faisait froid pour la première fois depuis des semaines.

Lorsque Livre lui demanda de choisir un objet je trépignais de savoir pour quel choix judicieux il allait opter. Molochaï me regarda très longuement, comme s'il devinait ma curiosité, et pour toute réponse il alla chercher dans sa valise rouge une des trois marionnettes. D'abord, il embrassa l'objet sur le front. Et ensuite, il embrassa le mien. J'attendais un malaise qui n'est pas venu, Molochaï Bang faisait entierement confiance aux choses qu'il ressentait et ne cherchait jamais à s'en cacher. Quand ses jambes lui disaient « cours » il courrait, quand sa bouche lui disait « embrasse » il embrassait,  il ne se passait pas une seconde sans que son cerveau lui ordonne de simplement vivre.

La transformation a eu lieu aux alentour de minuit. Nous avons du attendre un long moment sans savoir quand cela se produirait, pendant ce temps mort et perdu de nos existence Molochaï et moi nous étions assis côte à côte, comme si j'étais chez moi j'avais laissé couler ma tête dans les creux de son cou et Molochaï, tout en parlant, égrainait les mêches de mes cheveux noués pendant que Livre, à l'écart, lisait un livre. Tout à coup il n'y eut plus de mains, plus de creux, plus de corps, et Molochaï devient une marionette. C'est seulement lorsque j'ai vu le sourire mesquin, sans joie, satisfait de Livre que j'ai compris ce que nous venions de faire.

*

J'ai attendu des heures, des jours, et des nuits entières que Molochaï retrouve sa forme humaine. Celà ne s'est jamais produit. J'ai hurlé des cris que personne n'entends, j'ai pleuré des sales larmes invisibles, mais Madame votre fils avait bien raison : Je suis seule au monde.

Cette nuit là j'ai attrappé Livre par les poignets et nous nous sommes battus, il faut réellement se méfier des livres, ils ne racontent que des mensonges. Livre me voulait pour lui, et pour lui seul, Livre n'était qu'un sale petit président prétentieux, alors j'ai utilisé sur lui le rituel de transformation, et quand le jour s'est levé, Madame, j'avais entre les mains un livre vierge, dénué de titre et de phrases. Dans ce livre blanc j'ai entreprit d'écrire tout ce que je savais de l'étrange garçon qui faisait la manche à Stalingrad et j'ai pris soin de recopier les pages les moins intimes de son journal, puis j'ai marché pendant plusieurs jours pour arriver ici. Je sais que vous n'entendrez rien lorsque je pousserai votre porte d'entrée, je sais que vous êtes le silence, ce silence dont il me parlait si bien et qui lui manquait. Je poserais sur la table du salon ce livre ainsi que la marionnette qui vous revient de droit. Ce que vous êtes en train de lire, Madame, ce que vous tenez dans vos mains n'est autre que mon frère, griffoné par mes mots maladroits, et hanté par l'incroyable vie de votre fils Molochaï Bang.

S'il vous prend l'envie de téléphoner par cette nuit d'halloween, je serais plantée quelque part, sur le seul chemin qui mène vers la ville.

Cordialement,

Cabine.

Une Nouvelle pour le Malin de Jade, et pour toutes les cabines téléphoniques qui sauvent des vies.

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Commentaires
M
elle aime voir que certaines personnes savent encore voir ce qui creve les yeux. entourer le talent et le laisser infuser.<br /> je crois en vous comme en chaque chose qui rossise mes joues et colore l'intérieur de la tête.<br /> certaines personnes deviennent le tout.<br /> vous en faites partis. asurément.<br /> mes sincères salutations.
C
Tu vois, c'est le genre de mots qui me rendent ivre d'envie, d'ambition, et de ce que tu veux. Avec cette nouvelle je vais tenter pour la première fois un concours en decembre, nous verrons bien.<br /> Autrement, il faut encore un peu de patience mais je suis entourée à merveille par une éditrice admirable et un écrivain juste incroyable, ils me prennent et me poussent, donc vraisemblablement je finirai par être publiée.<br /> <br /> C'est juste moi qui galère, mon livre se débat beaucoup. J'éspère y poser le dernier mot en décembre prochain, et je jure de vous tenir au courant de la publication future. <br /> <br /> Merci un million de fois de me boire.
M
elle vient souvent boire ici à petites gorgées. pour le feu sur la langue et dans l'arrondi du cerveau. La fille est libraire. la fille veut que le capitaine soit publié.
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